Déshériter un proche par le truchement d’un viager : les risques de requalification en donation déguisée ou fictive
Nous avons explicité dans d’autres articles, qu’il était interdit de « déshériter » un enfant et qu’il était possible de déshériter un proche s’il n’est pas héritier réservataire.
Mais l’inventivité de certains Français n’a pas de limites.
Certains n’hésitent pas à recourir à des moyens juridiques légaux en soi.
Par exemple, utiliser le contrat de viager permettrait de contourner l’interdiction.
Vendre en viager sa maison d’habitation à un tiers, ne laissant plus aucun actif disponible dans la succession à son décès, livrer l’enfant du défunt à lui-même, démuni de tout héritage est toujours probable.
Le législateur n’a pas pu tout prévoir pour éviter de déshériter son enfant.
Analysons l’arrêt rendu par la cour d’appel de PARIS en date du 15 novembre 2016 (Pole 5 chambre 5-7, RG : 2015/09639).
Par acte authentique du 1er octobre 2008, M Y et son épouse ont acquis auprès de Mme Yvonne N un appartement situé à FONTENAY SUS BOIS, pour 200 000 euros, déclarés payés comptant, hors la comptabilité du notaire, à concurrence de 50 000 euros, le solde de 150 000 euros étant converti en une rente viagère annuelle de 36 000 euros payable mensuellement.
Yvonne N, qui était âgée de 96 ans lors de la conclusion du contrat, est décédée le 21 juillet 2009.
L’Administration fiscale a requalifié la vente viagère en donation déguisée dans le cadre d’une procédure de répression de l’abus de droit prévue par l’article L 64 du Livre des procédures fiscales et une proposition de rectification a été adressée aux acquéreurs, M et Mme Y, le 6 décembre 2011.
Un avis de recouvrement a été délivré le 12 février 2013, pour un montant de 213 490 euros constitué de droits de donation (109 820 euros), d’intérêts de retard (15 814 euros) et d’une majoration de 80 % (87 856 euros).
M et Mme Y ont présenté une réclamation contentieuse qui a fait l’objet d’un avis de rejet contentieux.
Par acte 22 janvier 2014, les époux Y ont fait assigner la Direction départementale des Finances publiques du Val de Marne devant le Tribunal judiciaire de Créteil aux fins d’annulation de l’avis de rejet.
Par jugement du 23 mars 2015, le Tribunal judiciaire de Créteil a débouté M et Mme Y de l’ensemble de leurs demandes, confirmé la décision de rejet contentieux.
Les époux Y ont interjeté appel de ce jugement.
Au fond, ils soutiennent que l’acte de vente viager n’avait pas le caractère fictif reproché et qu’ils n’ont pas commis un abus de droit au sens de l’article L 64 précité.
Ils expliquent que la vente a fait l’objet d’un acte notarié dûment enregistré, qu’elle a été portée à la connaissance de l’Administration dès son enregistrement le 28 novembre 2008 et que l’Administration fiscale ne peut caractériser l’absence d’aléa dans le cadre de la vente viagère.
Ils précisent que le défaut de paiement du bouquet de 50000€ ainsi que des rentes mensuelles résulte de circonstances de fait qui démontrent qu’ils avaient bien l’intention de respecter leurs obligations.
L’Administration fiscale soutient, quant à elle, que la donation déguisée est caractérisée, qu’elle peut dans le cadre de la procédure de répression des abus de droit, requalifier un acte de vente en donation, en prouvant la simulation.
Elle estime, en l’espèce, que la situation financière des acquéreurs était particulièrement dégradée au moment des faits et que la faiblesse de l’aléa de la rente viagère ainsi que le défaut de versement du bouquet initial justifient la perception des droits de mutation à titre gratuit aux lieu et place des droits de mutation à titre onéreux. Elle ajoute que l’intention libérale de la cédante envers les bénéficiaires de la mutation est corroborée par de nombreuses constatations.
Elle affirme que l’acte de vente viager ne contenait pas toutes les informations nécessaires pour établir qu’il s’agissait d’un acte gratuit et qu’elle pouvait agir ainsi tant que le délai de répétition n’était pas expiré, soit en l’espèce, pendant six ans à compter de l’acte publié, à savoir la vente déguisée en donation.
Monsieur et Madame Y soutiennent que l’Administration fiscale ne peut invoquer l’âge d’Yvonne N ainsi que la proximité du moment de son décès avec le viager pour motiver son caractère fictif.
Ils exposent que la vente a fait l’objet d’un acte notarié porté à la connaissance de l’Administration à compter de son enregistrement et qu’elle n’a donc pas été dissimulée.
Ils expliquent que la vente était prévue de longue date et invoquent à ce titre un fax adressé le 21 février 2007 par Monsieur Y au notaire, lui demandant de « le rappeler au sujet du viager que nous avons déjà évoqué et qu’il faudrait finaliser ».
Ils expliquent qu’ils n’ont pas pu payer le bouquet parce qu’ils ont dû faire face à un contrôle et à un redressement fiscal et que Monsieur Y, confronté à des problèmes de santé, a dû prendre sa retraite de façon anticipée.
Ils ajoutent que les banques ont refusé leur demande de prêt et qu’ils se sont trouvés dans l’impossibilité de faire face à leurs obligations.
La Cour d’appel a cependant jugé qu’il existe un faisceau d’éléments concordants démontrant que la vente en viager conclue le 1er octobre 2008 était, ainsi que l’a qualifiée l’Administration fiscale, fictive.
En effet, si l’âge et l’intervention rapide du décès de la cédante ne sont pas à eux seuls une preuve, il n’en demeure pas moins que 96 ans est un âge très avancé et que la survenance du décès, dix mois plus tard, constitue des indices sérieux de ce que les parties n’envisageaient pas que le prix convenu serait payé.
Ces indices sont confortés par plusieurs autres éléments.
En premier lieu, le fait que ni le bouquet ni les mensualités de la rente n’ont été payés alors même que l’acte de vente précisait que le bouquet de 50 000€ était déclaré payé comptant, hors la comptabilité du notaire, ce qui était, en réalité, inexact.
En deuxième lieu, la situation financière des appelants au moment de la vente et l’évolution qu’ils pouvaient envisager ne pouvaient que les inciter à la prudence sur la question du paiement du prix.
En effet, ils avaient quelques semaines plus tôt, fait l’objet d’un contrôle fiscal sur les années 2005, 2002, 1007 pour lesquelles ils ont été redressés.
Par ailleurs, la santé de M Y était déficiente de longue date ainsi que permet de constater le certificat médical qu’il a produit, ce qui rendait très probable la prévision de l’arrêt de son activité professionnelle.
Enfin, M et Mme Y ne contestent pas des liens d’amitié qui les unissaient à la cédante, ni les constats de l’Administration fiscale selon lesquels elle leur avait déjà octroyé un prêt de 45 000€ dont ils n’ont pas justifié du remboursement.
En outre, elle avait émis à leur bénéfice plusieurs chèques avant son décès.
Si la banque leur a refusé un prêt, le document que M et Mme Y produisent, mentionne un « prêt relais » qui ne correspond pas à l’objet qu’aurait été le paiement du bouquet et des échéances.
Il se déduit de l’ensemble de ces éléments concordants que l’Administration fiscale a apporté la démonstration de l’intention libérale d’Yvette N et du caractère fictif du viager.
C’est donc à juste titre qu’elle a demandé le paiement des droits de mutation à titre gratuit et appliqué la majoration de 80%.
En conclusion, il ressort de cette décision qui donne une teinte limpide de la jurisprudence applicable en matière fiscale, que le recours à un viager peut être requalifié en donation déguisée également dans la matière du droit des successions.
De sorte qu’un héritier réservataire qui s’estime lésé ou déshérité par son de cujus, lequel aurait, peu avant sa mort contracté un viager avec des acquéreurs pour détourner les actifs successoraux au profit de ces derniers, pourrait demander la requalification du viager en donation et faire en sorte, après reconstitution de la masse successorale, de demander une indemnité de réduction sur le fondement des articles 920 du Code civil.
Pour autant, il faut bien dire que dans d’autres espèces, les actes de viager ont pu permettre de dissiper le patrimoine successoral ou une partie de celui-ci sans que les acquéreurs n’aient eu à se dispenser de payer le bouquet initial ou les rentes viagères. Nombre de viagers passés devant notaire ont pu ainsi, dans notre paysage juridique français, avoir libre court.
Ronit ANTEBI Avocate en droit des successions